La Maison vide est le grand roman de la rentrée, il est gros aussi, d’une dimension propice à l’éventaire des qualités d’écrivain, l’ambition littéraire se mesure parfois à l’échelle du trivial, le génie est dans la taille car le pavé résiste mieux à l’érosion. Laurent Mauvignier écrit aux ciseaux de sculpteur de longues phrases qu’on voit se dessiner dans la masse, exercice délicat qui révèle l’esquisse et le détail sur une même longueur, le lecteur est au spectacle, l’œuvre s’élève sous ses yeux. Proust brodait de la dentelle, Mauvignier est moins délicat, il ne cisèle qu’après avoir dégrossi la matière, c’est-à-dire le sentiment. Le sentiment est le marbre de l’écrivain, l’originalité de Mauvignier est de laisser visibles les traits de coupes, c’est un style à gouges et c’est très beau, mais de cette sorte de beauté qui tient moins au rendu de la forme qu’à sa puissance d’évocation, plutôt Rodin que Le Bernin.
La Maison vide est un monument, dressé contre l’oubli, tous les romans le sont à leur façon, et un berceau. Ceci est un paradoxe, Laurent Mauvignier érige un mausolée pour y ranger son génotype, sa vieille mamie et son papa. L’histoire est celle que l’on déterre au fond d’un jardin, sous les mottes le terreau du destin, fatalité des familles qui insuffle aux enfants des idées d’éternel retour. Dans la maison vide, Laurent Mauvignier entend des voix, l’armoire parle et le cadre d’un miroir verse une larme, le début du roman est un état des lieux pour un ressouvenir. L’espace est un présent que le passé fait tintinnabuler, entre ces murs vécut une lignée de femmes dont les destins contrariés forment une trame narrative. Il y a d’abord Marie-Ernestine, puis sa fille Marguerite, grand-mère raccourcie sur les photos de famille. Du chemin des dames aux yéyés, l’ampleur de la fresque impressionne, sa précision aussi, aucun des personnages n’est un symbole ou le signe d’une idée, ils sont tous singuliers, étonnants fétus que l’onde pousse sans ordre ni raison : c’est ainsi que les hommes vivent. Ne parlons pas des femmes, elles sont des hommes comme vous et moi.
Les femmes de Mauvignier vivent au vingtième siècle, c’est dire l’exotisme de leur existence, des Indiennes pour les filles d’aujourd’hui, ou des Inuits, enfin un genre de victime sans entrailles, ce qui n’est pas pratique pour l’aruspice, du père, du mari et du fils, engeance mâle et propitiatoire. Marie-Ernestine, prodige du piano, doit épouser Jules, gros homme débonnaire et sans grâce que son père a choisi, l’union n’est pas heureuse, Marie-Ernestine renonce à son génie, elle n’a pas les couilles pour dire non, et pas l’esprit pour ruser. Fort heureusement la Grande Guerre survient, et renverse la vapeur, le poilu se rase au front, et meurt souvent, l’épouse entretient le potager et se découvre des qualités de force, le sexe faible prend l’avantage, il ne reste plus que lui pour diriger le monde. La préposée aux confitures devient Jeanne-Marie, mère de Marie-Ernestine et patronne des champs et des moissons, les filles relèvent leurs jupons et s’entraident, on croit venu le temps des cerises et de l’escarpolette mais jamais les morales ne passent sans laisser aux creux des âmes un limon fertile pour renaître. Jules meurt à la guerre, sa femme en fait une statue et délaisse sa fille Marguerite. Cette dernière grandit comme un lierre, sans tuteur et sans autre idée de la vie que celle que peut inspirer l’indifférence d’une mère, elle n’est pas heureuse et ne croit pas qu’on peut l’être. L’amour la sauve un temps, c’est-à-dire qu’il l’aveugle, l’étreinte plutôt que la communion, elle n’est plus qu’un grand vagin que l’histoire va tondre, une bête aventure avec un officier allemand amateur de musique la condamne, elle voulait juste se venger de sa mère, la faire jouer de son maudit piano devant l’occupant et savourer son humiliation, elle finit au milieu de la cour, le crâne rasé sous les yeux de son petit garçon, le père de Laurent Mauvignier. L’image est de celle qu’on retient, et qu’on tait, elle est le décor d’une âme, le fond de l’esprit et sa voûte grise, l’existence s’y trouve à jamais projetée comme une ombre sale, comment vivre avec cela ?
Le roman de Laurent Mauvignier est une sorte de chef d’œuvre, chevelu et compliqué où se déploient la chronique sociale, le récit de l’intime et le fil de l’histoire, on y trouve Lagarde et Michard, Balzac, Proust et Virginie Despentes, condensé de littératures comparées – comme on aime à les décrire à l’université – sa longueur exige une attention soutenue et l’amour du beau style. Cela vous dure comme les mémoires intérieurs d’un grand tauteur qui a de la mâche, et du goût quand on mâche longtemps. Le grand livre de la rentrée. EEEe.
Edouard
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